Comme dans tout l’Extrême-Orient russe, les habitants de la Tchoukotka sont d’origines très diverses. Il y a les Tchouktches et les autres, anciens Soviétiques arrivés tantôt de leur plein gré, tantôt en convoi spécial, parce qu’« ennemis du peuple », prisonniers politiques ou criminels.
Nous parcourons en engin tout-terrain 6×6 les routes glacées du district autonome de Tchoukotka. Beaucoup furent construites par des prisonniers du goulag.
La nôtre passe au creux d’une vallée entourée de montagnes. Le temps de ce début d’avril est magnifique, les longues nuits polaires se diluant dans la lumière du printemps, le blanc et le bleu. Lors d’un bref arrêt, tout le monde descend prendre l’air. Si les routes recouvertes de gravillons peuvent aussi être glissantes en été, tout est encore soudé par le froid. La morsure du vent fait couler des larmes qui gèlent aussitôt, un peu de poudreuse léchant nos bottes épaisses. Une croix nue à une centaine de mètres fut-elle dressée en mémoire d’un conducteur imprudent ou victime d’une panne de moteur en hiver ?
Quelques kilomètres plus loin, nous distinguons des ruines enfouies sous la neige. Les miradors et baraques en bois destinées à loger les prisonniers du goulag furent sciemment détruits. Mais les constructions en pierre hébergeant les gardiens, un peu en dehors du camp, sont encore là. Sans fenêtre, portes arrachées et toits emportés, elles témoignent du passé. On nous explique que les gardiens, maîtres le jour, avaient peur la nuit.
A cette époque de l’année la neige recouvre tout et c’est peut-être mieux ainsi. Cette terre épongea tant de larmes, de sueur, de crachats et de sang ; le vent étouffa tant de sanglots nocturnes, porta au loin tant de prières. Y avait-il de la place pour l’amour dans cet enfer ?
Quand plus personne n’attendait les survivants, peu nombreux et dénués de ressources, ils restaient souvent ici, au bout du monde, pour finir leurs jours en s’interrogeant certainement sur le sens à donner à leurs souffrances.
Cette région stratégique accueillit aussi de nombreux « poliarniki » soviétiques : médecins, ingénieurs, instituteurs, marins, militaires, hommes et femmes venus conquérir l’Arctique. Les poliarniki étaient respectés et très bien rémunérés. La fin de l’URSS fut cruelle pour beaucoup d’entre eux… prisonniers à leur tour…
La Tchoukotka se retrouva coupée du reste du pays, ses circuits d’approvisionnement désorganisés. Ceux qui le pouvaient partirent. Des immeubles entiers de Pevek furent ainsi désertés, rappelant alors étrangement les citées abandonnées près de Tchernobyl. La famine gagnant les villes et les villages, les troupeaux de rennes des sovkhozes furent rapidement décimés. L’élevage ne se relèvera que bien plus tard, grâce notamment au courage d’un Tchouktche révolté, qui s’enfuit pour plusieurs années dans la toundra avec un maigre troupeau pour sauver ses bêtes des humains affamés.
Pour survivre, les Tchouktches de la côte reprirent tant bien que mal la chasse aux mammifères marins, interdite durant la période soviétique. La Commission Baleinière Internationale leur accorde aujourd’hui un quota annuel de prises, comme pour les Inuits d’Alaska. A la réflexion négative d’un camarade de voyage, un Tchouktche répliqua qu’il est plus honnête de « laisser sa chance au gibier » que d’élever des animaux dans des enclos, contrôler leur reproduction et les abattre sans échappatoire possible. La chasse à la baleine est dangereuse, parfois mortelle, pour les chasseurs.
Certes, la Tchoukotka s’est beaucoup modernisée ces dernières années, avec de nouveau un approvisionnement fiable. Mais parallèlement les Tchouktches tentent comme beaucoup de peuples de revitaliser leurs traditions, langue et culture.
La présence humaine dans la région ne fut longtemps possible que grâce à deux pratiques de survie, à la base même de l’ethnos tchouktche : l’élevage de rennes et la chasse en mer. Le questionnement identitaire est important pour tout peuple, notamment pour celui à qui il fut longtemps interdit. Sur le plan sociologique, la région vit ainsi une période de transition importante. L’ouverture des Tchouktches à d’autres peuples du Grand Nord crée un véritable besoin d’appartenance et une dynamique positive. De leur côté, les descendants des « travailleurs temporaires » soviétiques, qui eurent longtemps un rapport très consommateur et distancié à cette terre, commencent à se l’approprier mentalement. Les temps changent…
Par Julia Rugens / Souvenirs de mon voyage d’exploration et de repérage en Tchoukotka, 2008 (ou Chukotka en anglais) Russie
Julia Snegur
Julia, diplômée en sociologie et en géopolitique, grande voyageuse, notre chère collègue et responsable de la communication
Inscrivez vous à la newsletter
Vérifiez votre boite de réception ou votre répertoire d’indésirables pour confirmer votre abonnement.
Article précédentSE RESSOURCER EN LAPONIE
Article suivantPetit déjeuner chez les Tchouktches