Et Léonie débarqua au Spitzberg

1 octobre 2020
  • Culture & Géo / Alerte TV

Première Française à franchir le cercle polaire, Léonie d’Aunet laissa un témoignage saisissant de son débarquement dans la baie de la Madeleine, au Spitzberg, un jour de dégel de 1839.

Les débris d’une ville de fées

Une flotille d’îles de glace entourait la corvette et couvrait la mer, à perte de vue. Ces glaces du pôle, qu’aucune poussière n’a jamais souillées, aussi immaculées aujourd’hui qu’au premier jour de la création, sont teintes des couleurs les plus vives ; on dirait des rochers de pierres précieuses : c’est l’éclat du diamant, les nuances éblouissantes du saphir et de l’émeraude confondues dans une substance inconnue et merveilleuse. Ces îles flottantes, sans cesse minées par la mer, changent de forme à chaque instant ; par un mouvement brusque, la base devient sommet, une aiguille se transforme en un champignon, une colonne imite une immense table, une tour se change en escalier : tout cela si rapide et si inattendu, qu’on songe malgré soi à quelque volonté surnaturelle présidant à ces transformations subites.

Le glacier de la baie de la Madeleine. Photo d'Annick et Gérard P. au Spitzberg en 2008
Le glacier de la baie de la Madeleine. Photo d’Annick et Gérard P. au Spitzberg en 2008

Du reste, au premier moment, il me vint à l’esprit que j’avais sous les yeux les débris d’une ville de fées, détruite tout à coup par une puissance supérieure, et condamnée à disparaître sans même laisser de vestige. Je voyais se heurter autour de moi des morceaux d’architecture de tous les styles et de tous les temps : clochers, colonnes, minarets, ogives, pyramides, tourelles, coupoles, créneaux, volutes, arcades, frontons, assises colossales, sculptures délicates comme celles qui courent sur les menus piliers de nos cathédrales, tout était là confondu, mélangé dans un commun désastre.

Un iceberg au Spitzberg. Photo : Annick et Gérard P.
Un iceberg au Spitzberg. Photo : Annick et Gérard P.

Cet ensemble étrange et merveilleux, la palette ne peut le reproduire, la description ne peut le faire comprendre !

Comme des décharges de mousqueterie

On se repésente, n’est-ce pas, ce lieu, où tout est froid et inerte, enveloppé d’un silence profond et lugubre ? Eh bien, c’est tout le contraire qu’il faut se figurer ; rien ne peut rendre le formidable tumulte d’un jour de dégel au Spitzberg.

Le glacier Burgerbukta. Photo : Annick et Gérard P.
La baie du glacier Burgerbukta. Photo : Annick et Gérard P.

La mer, hérissée de glaces aïgues, clapote bruyamment ; les pics élevés de la côte glissent, se détachent et tombent dans le golfe avec un fracas épouvantable ; les montagnes craquent et se fendent ; les vagues se brisent furieuses contre les caps de granit ; les îles de glace, en se désorganisant, produisent des pétillements semblables à des décharges de mousqueterie ; le vent soulève des tourbillons de neige avec de rauques mugissements : c’est terrible et magnifique ; on croit entendre le choeur des abîmes du vieux monde préludant à un nouveau chaos.

Morses dérivant au soleil. Photo : Annick et Gérard P.
Morses dérivant au soleil. Photo : Annick et Gérard P.

On n’a jamais rien vu de comparable à ce qu’on voit et à ce qu’on entend là ; on n’a jamais imaginé quelque chose de pareil, même en rêve ! Cela tient à la fois du fantastique et du réel ; cela déconcerte la mémoire, hallucine l’esprit et le remplit d’un indicible sentiment, mélange d’épouvante et d’admiration !

Le gros homme en pelisse

Si le spectacle de la baie m’apparut magique, celui du rivage était sinistre.

A quoi pense l'ours blanc au Spitzberg ? Photo : Annick et Gérard P.
A quoi pense l’ours blanc au Spitzberg ? Photo : Annick et Gérard P.

De tous côtés le sol était couvert d’ossements de phoques et de morses, laissés par les pêcheurs norwégiens ou russes, qui venaient autrefois faire de l’huile de poisson jusque sous cette latitude élevée ; depuis plusieurs années ils y ont renoncé, les profits ne valant pas les périls d’une telle expédition. Ces grands os de poisson, blanchis par le temps et conservés par le froid, avaient l’air d’être les squelettes des géants, habitants de la ville qui, près de là, achevait de s’abîmer dans la mer. Les longs doigts décharnés des phoques, si semblables à ceux d’une main humaine, rendaient l’illusion frappante et me causaient une sorte de terreur. Je quittai ce charnier, et, me dirigeant avec précaution sur le terrain glissant, je m’acheminai vers l’intérieur du pays. Je me trouvai bientôt au milieu d’une espèce de cimetière ; cette fois, c’étaient bien des restes humains qui étaient gisants sur la neige.

Narcisse au Spitzberg. Photo : Annick et Gérard P.
Narcisse au Spitzberg. Photo : Annick et Gérard P.

Plusieurs cerceuils, à demi ouverts et vides, avaient dû contenir des corps que la dent des ours blancs était venue profaner. Dans l’impossibilité de creuser des fosses, à cause de l’épaisseur de la glace, on avait primitivement mis sur le couvercle des cercueils un certain nombre de pierres énormes destinées à servir de rempart contre les bêtes farouches ; mais les robustes bras du gros homme en pelisse (comme les pêcheurs norwégiens appellent pittoresquement l’ours blanc) avaient déplacé les pierres et dévasté les tombes ; plusieurs ossements étaient épars sur le sol, à moitié brisés et rongés ; tristes reliefs du festin de l’ours. Je les recueillis avec soin et les replaçai pieusement dans les bières.

Voyage d’ue femme au Spitzberg, Lettre VI – Le Spitzberg (extrait), Léonie d’Aunet, Librairie Hachette et Cie, 1854

Croisière d’expédition polaire autour du Svalbard

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Sébastien

Sébastien, notre cher collègue est passionné de voyages et d’écriture, il contribue notamment à la communication de Nord Espaces.

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