Le voyage nous fait et nous défait, il nous invente…
Depuis trois jours, nous parcourrons en motoneige l’immensité de la Tchoukotka, laissant quotidiennement derrière nous plus de 300 km de lacs et rivières gelés, toundra glacée et montages enneigées. La température a beaucoup baissé depuis notre départ et nos combinaisons ne nous protègent plus suffisamment du froid, amplifié par la vitesse. Nous sommes ainsi contraints de faire les derniers kilomètres dans les véhicules de soutien logistique, d’anciens engins militaires à chenilles. Il y fait chaud et l’odeur d’essence nous importune à peine, car avec le temps nous avons pris conscience que nos vies dépendent de la fiabilité des mécaniques dans le froid extrême. De petites fenêtres permettent d’observer le paysage. Comme le feu qui attire et retient le regard, le grand blanc suscite en nous les pensées les plus intimes et contradictoires.
Les chenilles épousent fidèlement le relief et l’on pourrait se croire en mer. Il est impossible de lire : trop de secousses et de bruit, pas assez de lumière. Les conversations s’essoufflent rapidement, reprenant après des pauses de plus en plus longues, pendant lesquelles les citadins pressés que nous sommes se retrouvent projetés dans un temps sans obligation ni distraction. Sans téléphone, écouteur ou autre gadget, avec le souci de préserver les batteries de nos appareil-photos… De nature impatiente et exigeante, nous apprenons à apprivoiser sans plainte le temps qui passe. Quelle sera la durée de notre enfermement ? Question vaine, quand une précieuse bulle de chaleur vogue sur un océan blanc en soulevant un nuage de poudreuse. Certaines questions existentielles se posent alors tout naturellement. Un monde intérieur perce sous la gangue de rationalité, la recherche de sens ne se satisfaisant plus de réponses simples.
Le coucher du soleil rosit subtilement la neige, avant que les ténèbres ne fassent définitivement un sort au bleu du ciel et à la blancheur éclatante, nous trouvant toujours en mouvement dans la toundra. C’est bien tard que nous arrivons au campement des Tchouktches. Pour garder la chaleur, les nomades de la Tchoukotka dorment à plusieurs dans un polog, tente en peau de rennes où l’on ne peut pas se tenir debout, montée à l’intérieur d’une grande tente ou iaranga. Nous nous retrouvons à six sur la même couche : un Suisse, deux Allemands, une Russe, une Française et une Anglaise ! Il nous est vite difficile d’étouffer un fou rire… La température extérieure est d’environ moins 30°C et les Tchouktches nous conseillent d’enlever nos encombrantes combinaisons, inutiles selon eux… Surréaliste mais vrai. Après trente minutes de vaines tentatives pour glisser dans le sommeil, nouvel éclat de rire général. Fatiguée, je m’endors enfin, petit pois dans sa cosse.
Réveillée au milieu de la nuit, il me faut quelques secondes pour me rappeler être au bout du monde, au milieu de nulle part. Dehors il fait probablement moins 40°C. J’ai chaud et n’arrive pas à bouger tellement nous sommes serrés les uns aux autres. J’écoute la respiration de mes camarades. Les bougies de graisse offrent un superbe jeu d’ombres sur les parois du polog, où des monstres culs-de-jatte aux grands bras fouillent le sol. Je ne vis qu’au présent, dans un état de semi-conscience, grain de poussière dans une immensité indéfinie. A un moment, je sens le corps de mon voisin se tendre. Nous ne pouvons changer de position que de façon synchronisée, ce que nous réussissons intuitivement à faire… pour nous retrouver l’un contre l’autre. Je crois deviner son sourire dans l’obscurité. L’air dans le polog est lourd et chaud, mais l’enfouissement sous les peaux de rennes a quelque chose d’agréable. A des milliers de kilomètres de chez moi, au milieu de la toundra, je crois saisir ce que « lâcher prise » veut dire… Jusqu’à ce que le silence soit rompu par un hurlement digne d’un loup, qui me fait frémir. Mon voisin prend ma main pour me rassurer, comme mon ami d’enfance, Igor, l’avait fait lors d’un orage quand nous avions 6 ans. Tant de choses sont naturelles pour les enfants…
Le matin, nous sommes réveillés par des voix venant de l’extérieur. Quand je soulève la peau de renne à l’entrée du polog, l’air chaud m’enveloppe d’un nuage de vapeur en s’échappant. La lumière m’aveugle un instant. La température à l’intérieur de la iaranga est supérieure à 20°C ; il fait moins 35°C dehors. Au réveil, tout le monde cherche ses affaires : bonnets, gants, bottes et appareils-photos. Je suis finalement la dernière à m’extraire du polog, car l’une de mes bottes manque à l’appel ! Alors que les bougies lancent leurs derniers feux, je tâte longtemps le sol sans succès, avant de me concentrer sur le périmètre de la structure. Je la retrouve enfin, éjectée vers l’extérieur, à moitié dehors toute la nuit. Quand je l’enfile, l’un de mes pieds a vraiment motif à jalouser l’autre ! Dehors, je croise le regard complice de mon voisin de polog, qui me sourit comme si nous partagions un secret, exactement comme Igor en son temps. Il est temps pour nous de rentrer, riches du souvenir partagé d’un hurlement nocturne au milieu du désert blanc. Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage…
SUITE
Souvenirs de mon voyage d’exploration et de repérage en Tchoukotka (ou Chukotka en anglais)
Julia Snegur
Julia, diplômée en sociologie et en géopolitique, grande voyageuse, notre chère collègue et responsable de la communication
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