Quelque part, loin, très au nord, au-delà du Détroit de Béring, dans la cabine du navire polaire qui m’emmène vers les terres inconnues de l’île Wrangel, je suis réveillée en pleine nuit par des bruits sourds provenant de la coque du bateau. Pas d’agitation dans les couloirs, donc pas de panique à bord, nous ne sommes pas en train de couler … A travers le hublot, dans la lumière incertaine, je distingue la glace toute proche. Ce sont donc des blocs de glace qui cognent contre la double coque protectrice. Je m’habille. La personne avec qui je partage la cabine dort paisiblement et je fais tout pour ne pas la réveiller. Alors que j’ai déjà un pied dans la coursive, je reviens sur mes pas car délestée de ma lourde veste polaire, la patère mal vissée se balance en grinçant au rythme des mouvements du bateau. Je fouille mes poches sans trouver de papier supplémentaire. Tout ce que j’avais est déjà déchiré, plié et utilisé pour éliminer les petits bruits des patères, portes de placards et autres, qui me rendaient folle en m’empêchant de trouver le sommeil. Heureusement, depuis mes années de ballet, je place toujours dans mes petites boites, portefeuilles, sacs et poches au moins une épingle noire à cheveux, en U pour faire un chignon. Je coince la patère avec l’une d’elle.
Je pousse enfin la porte du pont principal. Nous sommes à la fin du mois de juillet. Si les nuits arctiques n’ont pas encore sombré dans les ténèbres automnales, ce que je découvre n’a rien du soleil de minuit : la brume plane au-dessus de la glace. Le bateau avance doucement. Sans vent, on entend juste le bruit régulier des turbines – tktktktkt – et de la glace qui craque contre la coque. Le navire la perce autant que le brouillard. On voit à peine la proue du bateau, sur laquelle j’ai une envie folle de m’asseoir pour avoir l’impression de planer dans la ouate. Bien évidemment, la sécurité primant à bord sur tout le reste, un rappel à l’ordre aurait été immédiat. Je refoule bien vite l’idée même si j’ai l’impression d’être seule au monde, sans âme qui vive alentour. Le silence entrecoupé de chocs sourds et l’absence de visibilité font se sentir entre deux mondes, entre rêve et réalité.
Je choisis de grimper au poste d’observation pour me consoler d’être raisonnable ; ce doit être encore mieux en hauteur. J’agrippe les barres glissantes, humides et froides, le brouillard commençant à se nicher dans mes cheveux bouclés. Là-haut, distinguant à peine le pont, je profite pendant quelques minutes non du paysage mais de l’ambiance. Lui consacrer du temps, en pleine conscience de notre ressenti, de ce que nous inspire notre environnement parfois exceptionnel, est un bon exercice. On parle couramment de l’intuition comme d’un sixième sens. Mais elle n’est pour l’essentiel que la capacité de notre esprit à synthétiser très vite les informations recueillies par nos cinq sens principaux. Dans notre vie quotidienne souvent trop rangée, organisée et prévisible, pour tout dire emprisonnante, nous n’utilisons plus assez nos sens. Faute de temps et d’utilité à les faire jouer de concert, l’acuité de nos canaux de réception pâtit des facilités de la modernité. Le silence devient rare ; la vue se heurte trop rapidement à des obstacles ; le goût se perd dans l’industrialisation de nos aliments… Ma rêverie est interrompue par une voix émergeant du brouillard : « Tu vois quelque chose ? » Sans voir mon interlocuteur, je réponds : « Non ». Silence sans suite. Je me sens obligée de descendre de mon poste d’observation pour me diriger vers le lieu d’où la voix semblait provenir. Une silhouette en mouvement se dessine peu à peu dans le brouillard. La suivant, je franchis la porte de la passerelle et arrive au poste de pilotage.
« Insomniaque ? » me demande un homme d’une soixantaine d’années, assis dans un fauteuil de navigation. Brun avec encore tous ses cheveux, les yeux bleus froids et délavés, le visage aux rides marquées, il a une cicatrice au cou et sa main gauche, la plus proche de moi, n’a rien de celle d’un pianiste. Son visage affiche une expression dure, très virile. « On ne voit pas beaucoup de jeunes femmes comme toi ici », dit-il sans me regarder. Je garde le silence, attendant la suite. J’ai froid. Le voyant se frotter les yeux, fatigué, je lui propose finalement :
– Voulez-vous que je vous amène un café ?
– Un café ??? Non… C’est l’heure de l’Amiral !
– Mais c’est vers midi l’heure de l’Amiral, pas en pleine nuit !
– T’en connais des choses, dis donc … L’Amiral ici c’est moi, on va avancer l’heure. Amène-le, derrière.
Dans un réduit, posée en évidence sur une petite table, une bouteille de cognac attend son heure. A côté, je vois bien sûr une petite icône de Saint Nicolas, protecteur des marins, des cahiers et des cartes, quelques livres et un marque-page orné d’une citation de Dostoïevski : « Apprenez et lisez des livres intelligents, la vie fera tout le reste ».
Je reviens au poste de pilotage avec la bouteille. « L’Amiral » est debout et me tend un paquet de cigarettes. Il ne me demande pas si je fume et je ne dis pas que je ne fume pas ; je prends une tige. Nous sortons dans le froid polaire. Au bout d’une dizaine de minutes passées à sonder la brume, à emplir nos poumons de fumé et d’air glacé, à écouter la dislocation de la banquise contre la coque, nous décidons de retourner dans la chaleur douce du poste de pilotage, toujours aussi silencieux, à la pénombre troublée par les lueurs des écrans radar. Il me laisse passer devant lui et m’invite à m’asseoir dans son fauteuil, face à l’océan Arctique venant mourir sur les côtes brumeuses de Tchoukotka, face à l’immensité de nos rêves. Il ouvre la bouteille et me la tend.
– Sans verre ?
– Tu es la première à boire. Tu sors fumer tandis que tu ne fumes pas, mais tu réclames un verre pour le cognac…
Pour la première fois, il sourit… Ses yeux se réchauffent. Ils n’évoquent plus la glace du Pôle dans toutes ses nuances, mais font apparaître une fêlure intérieure… Nous refaisons le monde pendant deux, peut-être trois heures. Son adjoint arrive finalement avec une empreinte d’oreiller sur le visage. « L’Amiral » remet alors sa carapace ; l’ambiance se rafraîchit. Les hommes s’apprécient, ils sont solidaires mais chacun reste à sa place. Me sentant de trop, je remercie pour le cognac et je sors. Dehors, le temps est toujours humide et brumeux ; j’ai hâte de retrouver mon lit chaud. Je ne sais pas si c’est moi ou le bateau qui tangue fortement. Soudain, j’entends à nouveau dans le brouillard une voix lointaine mais désormais connue : « Je m’appelle Andreï ! ».
« Il y a à découvrir les hommes, oui, les hommes », disait Jacques Brel.
/ Extrait de CAPITAINE DE GLACE
Julia Snegur
Julia, diplômée en sociologie et en géopolitique, grande voyageuse, notre chère collègue et responsable de la communication
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